Philologie de la Revolution

Entretien avec KD Wolff et Roland Reuß
Propos receullis et traduits de l’allemand par Irène Bonnaud

Aus: vacarme no 12 (Sommer 2000), 56-61

K.D.Wolff fut, avec Rudi Dutschke et Daniel Cohn-Bendit, un des plus importants porte-parole du mouvement étudiant allemand de 68. Au début des années 70, il fonde les éditions de l’Etoile rouge (Roter Stern Verlag), rebaptisées en 1979 «Stroemfeld / Roter Stern» (d’après un fragment de Hölderlin où figurent ces mots), et bouleverse les habitudes de l’édition comme les conceptions traditionnelles du texte littéraire : son édition des oeuvres complètes de Hölderlin continue la ligne «anti-autoritaire» de ses activités plus directement militantes et se heurte (aujourd’hui encore) à la résistance, voire aux attaques de l’establishment littéraire et universitaire. Nous l’avons rencontré en compagnie de Roland Reuß, co-éditeur pour Stroemfeld de nouvelles éditions de Kleist et de Kafka qui ont déjà fait événement et provoqué pas mal de remous outre-Rhin.

Il suffit de les écouter tous les deux parler de fac-similés de manuscrits comme d’armes de combat pour s’en persuader : la philologie, c’est la guerre.

1.

Avant de parler d’édition, on va peut-être revenir aux années 60 et à vos activités politiques d’alors. Parmi les porte-parole de 68 et du mouvement étudiant en Europe, vous êtes un des rares à maintenir le cap à gauche toute. Qu’est-ce que vous pensez de la carrière actuelle d’autres figures de la génération de 68 comme Joschka Fischer ou Daniel Cohn-Bendit ? Vous voyez cette époque comment aujourd’hui ?

KD Wolff : C’est une question difficile (sourire). Bizarrement, quand je regarde en arrière, dans mes souvenirs, il y avait alors beaucoup de choses communes à nous tous : on avait le sentiment d’appartenir à la même vague, au même élan collectif. Mais quand on regarde qui fait quoi aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il s’agissait de gens très différents qui ont été un moment rassemblés pêle-mêle par une situation historique très particulière. J’ai dit récemment à un ami : si je suis honnête, je dois avouer que personnellement je n’aimais pas particulièrement la plupart de mes camarades de combat de l’époque. Ça montre déjà une rupture par rapport à ce pathos du renouveau qui régnait jadis.

Dans l’Allemagne des années 50 et du début des années 60, j’avais le sentiment que si nous ne parvenions pas à provoquer une fracture, une coupure avec ce qui avait été, nous n’aurions littéralement plus d’air pour respirer et vivre, que nous étoufferions. À chaque fois qu’on me demande de participer à des débats en Allemagne sur 68, ce qui m’étonne le plus, c’est que les générations postérieures ne peuvent même plus se représenter à quel point l’atmosphère des années 50-60 était oppressante, triste, et répressive. L’Allemagne d’Adenauer n’était pas seulement post-fasciste quant à sa propagande et à sa rhétorique. Je n’ai eu au lycée pratiquement que des profs qui avaient été soldats sur le front de l’Est, qui étaient revenus des camps de prisonniers en Russie et qui étaient tous plus ou moins alcooliques. On avait une génération de parents dont la seule ligne de conduite absolue était de ne jamais parler de ce qui s’était passé. Le silence, le mutisme des gens, dans les années 50, était monstrueux. Le silence d’une société entière comme après la tempête. J’ai fait cette expérience dans ma famille très tôt. Je me souviens que dans les années d’immédiate après-guerre nos parents ne se préoccupaient absolument pas de ce que nous faisions, nous les enfants, toute la journée. On allait en bande dans la forêt, pour jouer au gendarme et au voleur, ou pour jouer à «jeunesse hitlérienne en lutte contre les criminels» - c’était pareil. On se tirait dessus avec des lance-pierres : de vraies guerres de bandes de gamins dans les forêts - ça pouvait arriver que quelqu’un perde un oeil à cause d’un coup de lance-pierre, et nos parents ne se souciaient pas une seconde de tout ça. On était complètement livrés à nous-mêmes, abandonnés. Et le contraste entre l’expérience de ces années d’abandon complet et la réorganisation de la société bourgeoise prostituée dans les années 50, où tout d’un coup tout devait être fondé sur des valeurs, où on devait avoir de l’espoir - c’est à cause de ce contraste qu’on savait très bien qu’il y avait quelque chose qui sonnait faux là-dedans, que ce n’était pas vrai, et ça a été le terreau psychique de la révolte étudiante en Allemagne.

Pour moi, ce qui s’est ajouté à ça, c’est qu’en 1959-1960, j’ai été pendant un an lycéen aux États-Unis et là-bas j’ai fait connaissance avec des gens qui étaient impliqués dans la première vague du «Civil Rights Movement» dans les États du Sud ; j’ai découvert de nouvelles formes d’action qui s’étaient développées dans le mouvement pour les droits civiques dont personne à l’époque en Allemagne n’avait entendu parler. Ça a été très important pour moi, et une part de mes différences avec mes camarades des années 60 a aussi à voir avec ça ; je trouve en fait que l’engagement du mouvement pour les droits civiques américain, comparé à la propagande à l’européenne, comme celle des Verts en Allemagne aujourd’hui, peut toujours servir de modèle à chacun. Pendant des décennies, les Verts en Allemagne ont intégré des bouts de propagande pacifiste dans leurs propres discours de propagande, mais dès que se présente un cas concret, ça ne les dérange pas de mener une guerre offensive en compagnie de l’OTAN et des Américains. Quand je vois un ancien avocat de membres de la Fraction Armée Rouge devenir un ministre de l’Intérieur plus extrémiste, acharné, et plus raciste que n’importe quel ministre conservateur et corrompu de la CDU... (Otto Schilly). J’aurais aimé que cela me fût épargné et ça vaut la peine de réfléchir sur ce genre de phénomène.

C’est une déception ?

Une grande déception.

Je suppose que vous avez aussi bien connu Joschka Fischer...

Oui, bien sûr. D’ailleurs, il est député de la circonscription où j’habite.

C’est à la fac que vous avez commencé à militer ?

Non, bien avant. Quand j’avais 13-14 ans, j’ai déjà participé à des actions organisées par les Jeunesses Socialistes (l’organisation de jeunesse de la SPD). À mon retour des États-Unis et jusqu’au bac, j’ai organisé pas mal de débats, et après, je me suis retrouvé sans trop avoir le temps d’y réfléchir dans des conflits violents avec des professeurs, comme par exemple un prof de droit qui avait écrit sous le troisième Reich de brillants commentaires juridiques sur les lois nazies de châtiments dans l’armée et qui d’ailleurs continuait à propager ce genre de principes d’ordre et de légalité : je l’ai apostrophé en plein milieu de son cours magistral parce qu’il avait prononcé par un pur effet de démagogie la phrase : « Si l’un de vous souhaite exprimer une autre opinion... ». J’ai commencé à parler, et il s’est mis à hurler d’une voix pincée (il l’imite) : « L’étudiant en haut au fond pourrait-il se donner la peine de fonder son opinion sur des arguments ? ». C’est ce que j’ai fait et c’est la première fois que j’ai dû parler en public, en balbutiant beaucoup, mais après deux ou trois minutes, l’atmosphère de l’amphi a complètement basculé, c’est une très belle expérience. En fait, pour moi, ça a été le début de la révolte étudiante.

C’était en quelle année ?

1964.

Plus tard, vous êtes devenu le porte-parole du SDS... [Sozialistischer Deutscher Studentenbund, Fédération des Etudiants Socialistes, qui s’était détachée peu à peu du parti social-démocrate pour devenir la principale force de l’opposition «extra-parlementaire» et «contestataire»].

Oui, j’étais le secrétaire général du SDS au niveau fédéral pour l’année 67-68. Avant, j’étais un des responsables du syndicat étudiant à la fac de Fribourg en Brisgau. Le bureau fédéral du SDS était à Francfort.

C’est là que vous avez rencontré Adorno...

En fait, je le connaissais avant, parce que mon frère avait été son étudiant et était le seul de ses élèves à avoir le privilège de faire de la musique (mon frère jouait du violoncelle) avec lui.

À cette époque, quand on était élu à la direction du SDS et qu’on arrivait à Francfort pour travailler au bureau fédéral, il y avait deux visites initiatiques obligatoires : l’une chez Adorno (c’était une visite très formelle, très protocolaire), l’autre chez Otto Brener d’IG Metall, le secrétaire général du syndicat de la métallurgie. C’était les deux pôles du champ de tension à l’intérieur duquel les organisations étudiantes de gauche sociale-démocrate devaient se positionner.

Adorno était vénéré de nous tous - à l’époque, nous n’avions aucune idée des frictions avec Hannah Arendt ou de choses comme ça. Et dans le cours de l’année s’est étendue la grève étudiante contre la législation sur l’état d’urgence, et un jour, alors que je prenais mon petit-déjeuner au café, Adorno m’a dit (il l’imite) : « Cher Wolff, je ne comprends pas ça, tout ce que je pense, tout mon travail est dirigé contre ce genre de lois - pourquoi faut-il justement que vous mettiez en grève mon séminaire ? » Rétrospectivement, je dois dire qu’il n’avait pas complètement tort. Et d’une certaine façon, son séminaire s’est mis en grève plus vite que pas mal de cours de profs réactionnaires. Mais dans cette grève, il y avait autre chose, il y avait aussi le désir de rompre avec des pères trop admirés et de se trouver de nouveaux pères théoriques. La rupture du dialogue entre nous et Adorno s’est produite dans le courant de l’année 68, et ça a certainement été très douloureux pour lui, mais en fait, ça l’était pour nous aussi. Nous pensions : il doit bien savoir que nous l’admirons, il doit bien savoir ce que nous avons appris de lui, il doit bien savoir que c’est avec l’aide de la théorie critique que nous cherchons un chemin entre stalinisme et impérialisme.

À ce moment-là, à quel courant apparteniez-vous au sein du mouvement étudiant ?

À ce moment-là, en fait, le SDS n’avait pas encore éclaté en courants, contrairement à ce qui se passait en France, en Italie ou aux États-Unis. Mais la division est bien sûr arrivée dans les années suivantes. Si elle a été si tardive, ça a à voir avec le fait que le Parti Communiste était interdit en RFA, et que notre confrontation au stalinisme dans sa variante bureaucratique inoffensive ouest-allemande, aux communistes staliniens, avait lieu de façon très souterraine, cachée. Il y avait un courant stalinien à l’intérieur du SDS, mais il était très souterrain. Moi, j’appartenais à la mouvance autour de Rudi Dutschke et Hans-Jürgen Krahl, qu’on appelait la mouvance «anti-autoritaire». Il y avait aussi Cohn-Bendit. J’ai d’ailleurs pris la parole à Nanterre en février 68, quand les fascistes nous attendaient avec des barres de fer, et à la manif qui a suivi. L’Humanité était bien sûr d’une extraordinaire violence contre nous. Quand j’ai pris la parole à Paris, il était écrit dans L’Humanité du lendemain que la classe ouvrière française n’avait pas besoin des conseils de ce genre de «gauchistes allemands» (en français).

Ces attaques ont produit en réaction le slogan célèbre : « Nous sommes tous... »

« ... des juifs allemands », oui, oui. C’était pas seulement pour Cohn-Bendit en fait, c’était pour moi aussi (Rires).

Une question qu’on a dû vous poser mille fois : comment êtes-vous passé du mouvement de 68 à la philologie? Vous vous êtes dit un jour : « Je ne veux plus être militant politique, je veux éditer Hölderlin. »?

Mais je suis toujours un militant politique (Rires). En fait, ça s’est passé en somnambule. Rétrospectivement, ça m’apparaît beaucoup plus logique et conséquent qu’à l’époque. J’avais essentiellement fait des études de droit et je pensais devenir avocat. À la fin de mon mandat à la tête du SDS, je faisais l’objet de 38  poursuites judiciaires. Et là, je me suis rendu compte que je ne pouvais plus devenir avocat. Ce fut une grande chance en fait. J’étais incroyablement soulagé puisque cet exploit que ma famille attendait plus ou moins de moi n’était plus possible. Ensuite, j’ai trouvé un emploi dans une maison d’édition pendant deux ans, j’en suis parti après une engueulade, et j’ai fondé Roter Stern Verlag (les éditions de l’étoile rouge) en 1970. Au début, on a imprimé des brochures politiques, et puis les groupes politiques autour desquels on gravitait se sont à la fois multipliés et dispersés. Après deux ans comme ça, nous nous sommes demandé s’il fallait fermer boutique ou s’il fallait continuer autrement. C’était une situation difficile. Et c’est alors que nous nous sommes dit : à partir de maintenant, nous ne ferons plus que des livres que nous aurions envie d’acheter nous-mêmes. Ça nous a très vite séparés de nos amis politiques, parce que bien sûr ils passaient leur temps à répéter de belles phrases creuses et des formules de propagande stéréotypées. À l’automne 74, j’ai rencontré un graphiste à Kassel, D.E. Sattler, et nous avons conçu «l’Édition de Francfort» des oeuvres de Hölderlin.

Justement, comment passe-t-on des brochures militantes à Hölderlin?

Lors d’un colloque à l’université populaire de Kassel, j’avais entendu un court exposé sur « Hölderlin, la Révolution française et l’idéalisme allemand » et ça m’avait immédiatement intéressé. J’avais commencé à recopier le début de chacun des manuscrits sans savoir quoi faire avec ça et la rencontre avec D.E. Sattler fut comme une explosion. Cela faisait des années qu’il essayait de faire bouger les choses, mais à travers la «Société Hölderlin», c’était complètement impossible. Tous les professeurs qui occupaient des fonctions là-dedans ne voulaient même pas lui adresser la parole parce qu’il n’avait jamais passé le bac. Nous avons commencé à y travailler et nous savions qu’avec Hölderlin nous étions en train de rétablir une relation historique qui nous importait vraiment et que nous entreprenions un processus qui serait une véritable réanimation, au sens médical du terme.

Vous n’étiez pas des germanistes professionnels?

Aucun d’entre nous ne l’était. C’était presque la condition nécessaire pour se lancer là-dedans. Si nous avions été profs de littérature allemande, nous aurions su que «l’édition de Stuttgart» des oeuvres de Hölderlin ne passait pas de façon complètement injustifiée pour une très bonne édition critique. Nous aurions vraisemblablement eu beaucoup plus peur. Mais, dans notre ignorance, nous trouvions toute la conception de cette édition absurde et comme il s’agissait d’un grand projet, nous avons décidé de consacré cinq années à éditer Hölderlin. On est aujourd’hui 25 ans plus tard et on a presque terminé ! (Rires)

Vous pouvez rappeler quels étaient vos principes d’édition alors?

En fait, on n’avait aucun principe. On essayait de partir de considérations simples et accessibles au commun des mortels : les manuscrits sont rédigés sans perspective tangible de publication ; le papier coûtait cher ; Hölderlin se corrigeait sur les manuscrits de départ, raturait, écrivait entre les lignes, par-dessus, en-dessous, intégrait de nouvelles pages de manuscrit à l’intérieur des anciennes... Si on veut suivre le processus d’écriture, on ne peut rien faire sans les manuscrits, il faut pouvoir les voir. Nous nous sommes dits : imprimons les manuscrits en fac-similé.

Dès que nous avons présenté notre projet, des critiques ont immédiatement écrit des articles en demandant : « Mais qui a besoin de ces fac-similés de manuscrits ? » Et nous avons répondu : « Nous. » Nous avons besoin des manuscrits. Tous ceux qui veulent suivre le processus d’écriture, pour ainsi dire, dans l’atelier de fabrication de l’auteur, ont besoin de voir ces manuscrits. Bien sûr, à cause des difficultés de lecture, de l’ancienne écriture allemande manuscrite que beaucoup ne peuvent plus lire aujourd’hui, il fallait aussi une transcription en vis-à-vis. À l’époque, nous n’avions pas encore d’ordinateurs, j’ai dû taper moi-même le premier volume en maintenant toutes les particularités du manuscrit, les changements typographiques, les mots entre les lignes, etc. C’était impossible de confier ça à une secrétaire professionnelle - il aurait fallu lui donner un salaire faramineux pour un travail pareil et on aurait dû sans cesse contrôler le résultat. On a compris pour la première fois que ce genre d’édition, avec fac-similé du manuscrit et transcription, ne pouvait qu’être concrètement faite et tapée que par l’éditeur lui-même.

Quelles ont été les réactions à cette édition de Hölderlin?

Très partagées. D’un côté, la «Société Hölderlin» et la recherche officielle en littérature allemande ont été prises d’une fureur telle qu’ils ont essayé de torpiller notre projet par tous les moyens. D’un autre côté, on a reçu beaucoup d’éloges dans les journaux. Il y a un phénomène que nous ignorions, auquel nous ne nous attendions pas, mais qui nous est apparu quand on a commencé à rencontrer des journalistes : il y a dans les pages culturelles de tous les quotidiens allemands un ancien étudiant en littérature allemande qui ressasse son malheur de n’avoir jamais soutenu sa thèse sur Hölderlin. Or, tout à coup, il était clair qu’ils n’étaient jamais arrivés à écrire leur thèse parce que les esquisses, le processus d’écriture, ne leur avaient jamais été accessibles - ils n’étaient pas visibles dans les éditions précédentes. On a reçu du coup une publicité énorme dans les media, ce qui était complètement inattendu. Pour le premier volume, nous avons eu près de 400 articles dans la presse de langue allemande : nous avons alors lancé une souscription et recueilli 1 200 commandes - le financement du projet était assuré, ainsi que l’existence même de notre maison d’édition.

Comment ont réagi vos amis politiques à cette entreprise?

Il y a eu une vraie fracture. Des gens avec qui nous avions travaillé, qui avaient collaboré à notre revue Apprendre dans la Lutte des classes, ont publié une longue lettre ouverte contre nous sur un ton ironico-sarcastique : « Comme c’est beau d’éditer maintenant Hölderlin - la jeunesse ouvrière va tellement se réjouir que vous éditiez Hölderlin, le peuple palestinien dans sa lutte de libération va être si heureux d’apprendre que vous éditez Hölderlin, et si on ne sait pas comment faire la Révolution, on va sans doute l’apprendre grâce à la nouvelle édition de Hölderlin, etc. « (Rires). J’en ris maintenant, mais il y a eu beaucoup de discussions, ça a été une vraie rupture, très profonde. Une rupture avec la propagande creuse des groupes gauchistes de l’époque, une rupture contre tous les porte-parole de remplacement, les porte-parole «ersatz», qui parlaient pour «la jeunesse ouvrière» supposée n’être pas capable de parler d’elle-même, qui parlaient pour les Palestiniens supposés n’être pas capables de parler d’eux-mêmes. Hölderlin, lui, avait tenté de parler à la première personne, pour parvenir à parler pour lui-même et pour toute la société. Et les militants que je connaissais n’étaient même pas prêts à prendre en compte cette tentative, à se confronter à elle.

Sans parler de la position de Hölderlin lui-même, vous considériez que vos principes d’édition constituaient aussi un acte politique?

C’était en tous cas une méthode démocratique. Le lecteur pouvait observer chaque décision des éditeurs - tout était absolument visible et on pouvait reconstituer tout le processus d’édition. À tout moment, le lecteur peut se reporter au manuscrit et dire : « L’éditeur a déchiffré la lettre v, mais c’est faux, il s’agit d’un f. » Pour la première fois, chacun avait la possiblité de participer au débat. Tout ce que l’éditeur peut raconter sur la genèse d’un texte peut être contrôlé par le lecteur grâce aux fac-similés des manuscrits. On a d’abord dit que nos éditions s’adressaient à des lecteurs voulant se comporter comme des êtres ayant atteint l’âge de la majorité, mais c’était une phrase d’adultes. En fait elles s’adressent à tous les enfants qui veulent lire. Nous sommes nous-mêmes ces enfants qui veulent lire.

2.

Roland Reuß : On a décidé de faire l’édition des oeuvres complètes de Kleist en 86. J’écrivais alors pour un hebdomadaire de Heidelberg, Communale, proche de la gauche écologiste, financé par une marque de chocolat. J’avais 28 ans et j’avais soutenu ma thèse sur Hölderlin. Bien sûr, j’avais profité de l’édition de Francfort, mais en 86 ils ont sorti ce grand volume avec des fac-similés de manuscrits et c’était tellement cher que je ne pouvais pas me l’acheter. J’ai alors proposé à ma revue d’y consacrer un article en espérant que l’éditeur accepterait alors de me l’envoyer. Après négociations au téléphone, j’ai parlé à K.D.Wolff qui m’a dit qu’il ne pouvait pas me donner le volume gratuitement, qu’ils étaient une maison d’édition pauvre, etc. Finalement, on s’est mis d’accord pour que je paie 100 marks (le vrai prix, c’était 268 marks, je crois), et comme je trouvais que c’était un scandale de me faire payer 100 marks pour que je puisse écrire un article sur leur livre, j’ai décidé d’être tout aussi impudent au téléphone et j’ai dit : « Vous n’auriez pas envie de me confier la direction d’une édition de Kleist ? » (Rires)

Il y a eu aussi des résistances de la part de la recherche officielle?

On n’en savait rien, et pour cause, mais de 68 à 88, l’année où nous avons sorti le premier volume de notre édition, l’équivalent en Allemagne du CNRS avait subventionné pendant plus de 20 ans une édition critique des oeuvres complètes de Kleist dont pas un seul volume n’était encore paru. Le responsable de cette édition fantôme était aussi le président de la Société Kleist et avait de bons contacts avec des politiciens conservateurs qui ont essayé de torpiller notre entreprise. Quand nous avons présenté le premier volume de notre édition en août 88, le correspondant à Berlin de la Frankfurter Allgemeine Zeitung est venu nous voir et nous a raconté que le président de la Société Kleist l’avait appelé pour lui faire savoir que quiconque assisterait ou écrirait sur la présentation de notre édition serait systématiquement boycotté par la Société Kleist. En 89, après la chute du Mur, nous avons essayé d’obtenir des subventions de la région du Brandebourg, et la société Kleist a encore lancé une campagne de presse pour dénoncer quiconque déciderait de soutenir notre maison d’édition «gauchiste», «extrémiste», etc.

Quels étaient vos postulats ou votre ligne de conduite pour cette édition?

Il y avait une chose évidente pour nous : au vingtième siècle, on a vu comment des auteurs tels que Freud, Marx ou Nietzsche ont été édités par des institutions qui ont joué le rôle de filtres idéologiques - qu’il s’agisse de la Société de psychanalyse, d’Elisabeth Förster-Nietzsche ou du Comité central de la SED. Ces éditions ont été faites de façon à empêcher quiconque de développer une opinion, et ce particulièrement avec ces auteurs qui s’écartent de l’opinion dominante. Par exemple en publiant les manuscrits économiques de Marx en «supplément» de la MEGA, dans les «volumes d’annexe», évidemment pour empêcher toute discussion. Pareil pour Freud ou Nietzsche. Nous avons essayé de tirer les conséquences de cette expérience et de contrer ce caractère répressif des éditions elles-mêmes.

Il faut d’abord présenter le processus d’édition de façon claire et complète, qu’il n’y ait aucune «réserve de documents» dont disposerait l’éditeur pour justifier ses choix, mais qui resterait inaccessible au commun des mortels - comme c’est le cas en France avec les éditions de Proust où le fait qu’il soit dans le domaine public n’empêche pas certains de contrôler l’accès aux manuscrits, etc. Il faut que chacun puisse avoir accès à tous les documents de travail qui ont permis l’édition. Parce que l’écriture allemande a changé, et que beaucoup en Allemagne aujourd’hui ne peuvent plus lire l’écriture manuscrite gothique qu’employaient Hölderlin, Kleist ou même Kafka dans ses premiers textes, il faut une transcription. Mais cette transcription est la première interprétation. C’est pourquoi on n’a pas le droit de cacher ce travail d’interprétation et de cacher les documents de base comme c’est le cas dans les éditions traditionnelles, autoritaires, qui prennent des décisions préalables sans montrer comment ni pourquoi. Il faut donc attirer l’attention sur ce filtrage qui se met en place de façon aussi aiguë que possible pour que chacun puisse chercher des interprétations autres. On entre alors dans un processus de discussion face aux documents. Les philologues du dix-neuvième siècle, à l’exception de Nietzsche, ont toujours fait en sorte que leur interprétation du texte ne soit jamais visible. Les sources ne sont jamais accessibles, l’éditeur est le seul à avoir accès aux moyens de production, et c’est ça aussi, la question politique : qui dispose des moyens de production ?

Les éditions critiques d’il y a cent ans - et c’est encore le cas avec la Pléiade aujourd’hui - attachent beaucoup d’importance au fait d’être «inattaquables» : pour ces éditeurs, le plus grand compliment à faire à une édition, c’est d’être «inattaquable». C’est absurde, chaque processus scientifique devrait être «attaquable», et ce n’est pas une faute, c’est une vertu. Je suis contre ce genre d’emballage bon à vendre, qui est aussi une façon de transformer le texte en momie. Une édition n’est pas là pour être «définitive», pour résoudre les questions - le texte reste quelque chose de vivant et l’édition est là pour qu’on puisse ouvrir de nouvelles perspectives sur le texte. Et j’ai toujours pensé qu’il s’agissait là d’une action politique. Car c’est ça précisément qui permet d’arrêter de dire : «Kleist dit ceci ou cela», et même d’arrêter de parler de «Kleist» ou de «Kafka» comme de notions non problématiques.

Chaque texte est individuel et chaque texte exige une présentation différente. C’est une question de justice et d’équité. Est-ce qu’on décide d’une méthode d’édition générale qu’on applique ensuite à tous les auteurs ou est-ce qu’on change de problématique d’édition à chaque fois ? Une philologie, une édition critique de textes, qui viendrait avant toute interprétation, une philologie neutre, ça n’existe pas. L’interprétation est présente dans la moindre décision éditoriale et c’est un processus où il faut sans cesse poser de nouvelles questions en se confrontant au matériau de base. Il faut sans cesse remettre en question un choix d’édition. Quand on parle d’édition critique, il faut penser qu’il y a aussi le mot crise dans critique. Il faut que l’édition sache se mettre en crise à tout moment.

Il paraît que certains professeurs d’université en Allemagne interdisent carrément à leurs étudiants d’utiliser vos éditions.

Bien sûr, mais il faut toujours prendre l’ennemi par surprise. Par exemple, ça faisait déjà longtemps que K.D.Wolff pensait entreprendre une édition de Kafka dès que les droits tomberaient dans le domaine public. Jusqu’en 94, les éditions S.Fischer détenaient les droits. Le manuscrit du Procès était conservé à Marbach et nous voulions faire Le Procès en premier. Mais au printemps 94, S.Fischer pouvait encore interdire que nous accédions au manuscrit pour sortir Le Procès en janvier 95. L’édition S.Fischer a été subventionnée massivement par les crédits fédéraux pour la recherche et la région de Nordrhein-Westphalien. En fait, ils ont pu disposer aussi du centre de recherche de Wuppertal consacré à la littérature germanophone de Prague, mais ils ont fait très peu de recherches sur la littérature pragoise, ils ont surtout fait leur édition de Kafka, et ils avaient le monopole sur les manuscrits. En 95, on a mis en question non seulement leur édition, mais aussi ce centre de recherches et ce monopole. Ils n’avaient plus de légitimité et ils ont donc tout fait pour nous empêcher d’accéder aux manuscrits. Nous avons alors fait un volume d’introduction pour présenter l’édition et nous avons pu le sortir début janvier. Nous les avons pris de vitesse et bien sûr, si nous n’avions pas sorti ce premier volume dans la semaine exacte où les droits tombaient dans le domaine public, ça n’aurait pas eu le même impact. De nombreuses maisons d’édition allemandes attendaient l’occasion de publier Kafka, mais elles n’ont fait que reprendre l’édition Max Brod. Sortir une édition complètement nouvelle et le faire dès janvier 95, ça ne pouvait que provoquer un choc médiatique. Avec K.D.Wolff, on s’est dit : c’est le bon moment pour un «coup d’état». Le débat sur l’édition des auteurs classiques ne peut plus être laissé entre les mains des universitaires - maintenant, les universitaires regardent en silence ce qui se passe.

Qu’est-ce que vous avez contre l’édition Fischer des oeuvres de Kafka?

L’édition Fischer de Kafka n’est pas complète. Nous nous sommes aperçus, effarés, que certains manuscrits de Kafka n’avaient jamais été transcrits, par exemple tous les manuscrits en hébreu. Ce n’est même pas dans leur édition des oeuvres complètes. C’est évidemment un scandale. S.Fischer a été largement subventionnée par les services fédéraux pour faire une édition des oeuvres complètes de Kafka et ils n’ont pas jugé utile de transcrire ces textes !

Ils ont construit de plus leur édition de telle façon qu’il est impossible de suivre le processus d’écriture de Kafka. Dès le départ, ils ne voulaient pas documenter le processus d’écriture, mais produire un texte «pour les lecteurs», un texte «lisible». Dans le cas du Procès, l’ancienne édition de Max Brod a été complétée de réédition en réédition, parce que Brod rajoutait à chaque fois des fragments qu’il avait d’abord considérés comme des esquisses. Si bien que Le Procès de Kafka qu’on achetait en librairie dans l’édition de Brod au début des années 70 contient plus de texte que l’actuelle édition de poche de S.Fischer.

Il y a aussi le problème de savoir comment éditer des manuscrits. C’est toujours l’objection : votre truc, c’est trop compliqué, ça va empêcher «les gens» de lire Kafka, vous faites des éditions pour une élite, pour les spécialistes, etc. C’est complètement absurde, car nous n’avons jamais empêché personne de faire des éditions bon marché - Kafka est en livre de poche chez 4 ou 5 éditeurs en Allemagne maintenant. Ce qui est scandaleux, c’est une soi-disant édition critique préparée pendant 20 ans comme celle de Fischer qui n’est même pas capable de publier tous les textes, de rendre compte de leur caractère problématique - sans parler de donner accès aux manuscrits.

Le Procès par exemple est, en tant que «roman», une construction de Max Brod. Kafka n’a pas défini d’ordre ni de chapitres. Tout ce qu’on a, ce sont des liasses de textes, et les éditeurs considèrent que c’est leur devoir de les mettre en ordre, de leur donner un ordre de succession. Mais, avec ce qui nous est transmis par Kafka lui-même, il est impossible de savoir dans quel ordre il aurait voulu éditer ces liasses de texte. C’est l’institution «Livre» qui oblige à créer quelque chose comme une succession linéaire. Nous avons donc décidé de publier ces liasses comme des liasses, des cahiers, qui se trouvent dans différents tiroirs, afin que tout lecteur puisse voir de façon sensible la variabilité qui existe dans le texte. Ce qu’on a, ce n’est pas la forme compacte d’un livre, mais un certains nombre d’épisodes qu’on peut combiner de différentes manières. Et ça change aussi les habitudes de l’interprétation littéraire. Les différentes parties entretiennent entre elles un libre jeu de variabilité. Ça ne veut pas dire que je pense que Kafka avait l’intention de publier Le Procès avec ce système de libre variabilité entre les parties. Mais je pense que nous n’avons pas le droit dans une édition critique d’achever ce que Kafka a laissé inachevé. Bien sûr, peut-être voulait-il écrire un roman. Mais ce que nous avons conservé du Procès, dans la dernière phase d’écriture qui nous soit parvenu, ce n’est pas un roman et on ne peut éditer ça comme un roman. Qui peut savoir ce que Kafka avait l’intention de faire ?